BOBIGNY (93) : cimetière franco-musulman
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Le cimetière musulman de Bobigny ne ressemble à nul autre dans l’hexagone. Sous le soleil de novembre, ses stèles souvent abandonnées lui donnent un petit air de cimetière anglais. La tristesse doit être beaucoup plus grande les jours de pluie...
Unique cimetière de ce type en France, il témoigne à bien des égards de la longue relation entre la métropole et ses anciennes colonies. Son histoire mérite d’être comptée.
historique du cimetière
Pendant très longtemps, le sort des musulmans morts en France ne donna lieu à aucune réflexion : la plupart des familles renvoyait le corps au pays. D’abord, ils n’étaient pas si nombreux dans l’hexagone [1]. De plus, l’inhumation traditionnelle impliquait des obligations peu aisées à respecter dans les cimetières (tombe orientée vers la Mecque, enterrement sans cercueil mais dans un linceul...). En outre, la loi de 1881 interdisait les cimetières confessionnels (elle avait fait fermer les cimetières juifs qui lui étaient antérieurs, transformant ceux-ci en divisions supplémentaires des nécropoles existantes : 7ème division du Père-Lachaise, 3ème du cimetière Montmartre, 25ème et 30ème de Montparnasse...). Le cimetière musulman que l’on avait envisagé sous le Second empire au Père-Lachaise (85ème division) avait été un fiasco.
La situation évolua avec la Première Guerre mondiale : un grand nombre de Musulmans vinrent mourir en métropole. En outre, une immigration, kabyle pour l’essentiel, commença a affluer. A cette époque, l’Islam ne faisait pas peur (il est vrai que ses franges radicales étaient moins médiatisées, et sans doute moins actives). Au contraire, l’Empire français se posait, avec ses 100 millions d’habitants, en puissance musulmane. C’est dans les années 30, alors que l’on célébrait le centenaire de la conquête de l’Algérie, que furent inaugurés tour à tour la mosquée de Paris, l’hôpital Avicenne et le cimetière musulman qui en dépendait.
La mosquée de Paris, inaugurée en 1926 par le président de la République et le sultan du Maroc, avait été désignée comme un témoignage de la gratitude aux soldats musulmans venus se battre en France. Durant ces années, les marques d’attachement entre la France et le Maghreb furent nombreuses des deux cotés de la Méditerranée, donnant lieu à des manifestations d’envergures, telle la célébration du centenaire de la conquête de l’Algérie. Ce bel apparat dissimulait mal que les Algériens n’étaient que des citoyens de second rang, des « demi français » qui venaient à l’époque s’entasser dans les bidonvilles de la banlieue parisienne.
L’hôpital franco-musulman de Bobigny (aujourd’hui hôpital Avicenne) ouvrit ses portes en 1935. Il avait une fonction sociale mais également policière, destiné à secourir et à surveiller ces nouveaux immigrés. C’est en annexe de cet hôpital que fut ouvert, en 1937, le cimetière musulman situé à deux kilomètres.
Son inauguration fut très modeste : elle se fit en présence du résident général de France à Tunis, d’un délégué du préfet de la Seine et du maire de Bobigny. Le contexte était agité par la question de l’octroi de la citoyenneté française aux Algériens (projet Blum/Violette). Pour contourner la loi de 1881, le cimetière fut de statut privé et gêré par l’hôpital franco-musulman. Le terrain choisit fut une friche sur le lieu-dit de « la Haute Borne ». Il fut prévu assez grand, la tradition musulmane ne permettant la reprise des fosses qu’à partir du moment où les corps aient totalement disparus.
L’immigration de l’après-guerre fut d’autant plus importante que grâce aux progrès médicaux, on mourrait moins. Si les premières sépultures témoignent du jeune âge des défunts (des hommes de moins de 50 ans pour la plupart, sans compter les tombes d’enfants qui venaient d’arriver), on remarque une augmentation très nette de la durée de vie au fil des années.
En 1997, le cimetière musulman abandonna son statut privé et fut cédé aux quatre communes d’Aubervilliers, de Bobigny, de Drancy et de la Courneuve, dont il constitua désormais une « extension » extra-communale. Depuis cette reprise, de nouveaux espaces ont été aménagé et les nouvelles parcelles sont davantage rationnalisées et entretenues.
La plus grande diversité des origines des défunts témoignent aujourd’hui de l’histoire de l’immigration en France. La donne a changé depuis 1937. Comme l’écrit Marie Ange d’Adler « Ceux qui sont restés en France ont eu des enfants. Nés sur le sol français, ils ont la nationalité française, ils savent qu’ils resteront en France. Beaucoup d’entre-eux veulent ensevelir leurs parents près de l’endroit où ils vivent...L’intégration des Français issus de l’immigration ne passe pas seulement par l’école, le bulletin de vote, le travail. Ensevelir ses parents dans le pays où l’on vit, cest affirmer qu’on y a pris racine ».
Aujourd’hui, un très grand nombre de cimetières de la métropole possèdent des « carrés » musulmans. Nombreuses également sont les ouvertures de sociétés de pompes-funèbres spécialisées dans les inhumations selon le rite musulman.
Cette histoire est visible dans le cimetière. Passé le haut porche d’inspiration mauresque, on découvre ce vaste espace vert. Sur la gauche, la partie la plus ancienne, des stèles émergent ça et là, de manière assez diffuses. Pour la plupart, des hommes venus d’Algérie. Sur la droite, les divisions les plus neuves. Des tombeaux plus en harmonie avec les modes funéraires européennes, y compris dans ce qu’il peut avoir comme mauvais goût, y ont vu le jour. Régulièrement pourtant, des plaques indiquent la présence de défunts d’origines modestes, immigrants d’Afrique noire pour l’essentiel.
Curiosités
une salle de prière fut créée en même temps que le cimetière. Après la cession du cimetière au syndicat intercommunal, elle est restée propriété de l’Assistance publique. Son dôme est désormais doré.
A l’occasion de la sortie du film Indigènes, où notre société amnésique semblait
découvrir la participation des soldats africains au sein de ses anciennes armées, il est à noter qu’une partie du cimetière est réservée aux tombes de soixante d’entre-eux tombés pour la France. Bien peu par rapport au nombre total de victimes. Un drapeau français ombrage des stèles dont certaines sont presque effacées.
Marie-Ange d’Adler s’est efforcée dans son ouvrage de retracer le parcours de certains d’entre-eux.
plusieurs tombes appartiennent à des « notables » (quelques princes et princesses, des lettrés ou des figures de la lutte contre le colonialisme...). Il est peu aisé de trouver des informations sur eux. Les stèles possèdent généralement double inscription, en arabe et en français. Certaines d’entre-elles proposent des caligraphies soignées.
un des aspects qui frappe à la visite du cimetière est la Surreprésentation des hommes, témoignant de cette immigration essentiellement masculine qui précéda le regroupement familial.
sur de nombreuses tombes sont posées de petites coupes d’eau. Il s’agit d’une coutume ancienne, antérieure à l’Islam, qui rappelle les libations antiques auprès des tombeaux.
Si le Maghreb constitue la région d’origine de l’essentiel des défunts, les musulmans d’Afrique noire ou d’Asie sont de plus en plus représentés. La visite du cimetière offre un tour du monde des communautés musulmanes, majoritaires ou non dans leur pays d’origine : des Malgaches aux Indonésiens, des Turcs aux Tanzaniens...
les célébrités : les incontournables...
princesse Selma (1916-1942). Plusieurs millions de lecteurs dans le monde connaissent l’étonnant destin de cette femme, raconté par sa fille, Kenizé Mourad, dans son célèbre roman traduit dans une vingtaine de langues, De la part de la princesse morte. Née princesse Ottomane, petite-fille par sa mère du sultan et calife Mourad V déposé en 1876 par son frère Abdul-Hamid II, cette jeune fille élevée dans les cages dorées que représentaient les harems impériaux d’Istambul connut tour à tour l’exil au Liban, le mariage avec un raja indien et les derniers jours de l’empire britannique, puis la misère de Paris sous l’occupation où elle mourut jeune d’une septicémie. L’oeuvre, évidemment romancée, est un bon témoignage des bouleversements que connut le monde durant ses années séparant les deux guerres, le destin de Selma, malgré elle, étant de voir disparaître les uns après les autres les empires dans lesquelles elle vivait. Il est à noter que pour une raison inconnue (sans doute pour expliquer le début du roman), Selma ne vécut pas de 1911 à 1941 (comme il est dit dans le roman) mais de 1916 à 1942 (du moins sont-ce les dates inscrites sur sa tombe). Sa sépulture fut sans aucun doute refaite par sa fille, qui décrit à la fin de son roman les obsèques de sa mère au cimetière de Bobigny.
On retrouve également dans ce cimetière l’un des cousins de Selma, à savoir le prince Ahmed Noureddin (1900-1945), fils du sultan Abdülhamid II. Je n’ai pas encore réussi à l’identifier avec certitude (Je suppose qu’il s’agit de Şehzade Ahmed Nureddin Efendi (1901-1944).
... mais aussi
un Kabyle de Constantine venu en France pour s’engager dans l’armée, Mohamed Adjani (1923-1983), père d’une certaine Isabelle, clin d’oeil pour rappeler les origines de l’une de nos plus grandes stars. Je ne l’ai pas retrouvé lors de ma dernière visite : cela confirmerait peut-être qu’Isabelle Adjani a rassemblé ses parents au Père Lachaise...
Akber Aga Cheikh Ul-Islam (1891-1961) : ministre des Affaires Etrangères de l’Azerbaïdjan, qui représentait son pays lors de la conférence de paix de Versailles de 1919.
Boughera El Ouafi (1899-1959) : originaire du Constantinois, il est remarqué pour ses qualités sportives et est retenu pour participer aux Jeux Olympiques de Paris de 1924, où il obtient une honorable septième place. Travaillant comme manoeuvre chez Renault, il poursuit son entrainement et remporte la médaille d’or d’athlétisme aux Jeux Olympiques d’Amsterdam de 1928. Mal conseillé, la suite de sa carrière est une lente déchéance : après avoir participé à des exhibitions dans un cirque aux Etats-Unis, il revient en France et achète dans les années 30 un café près de la gare d’Austerlitz, mais l’affaire capote. Il réapparaît sur la scène publique à la faveur de la victoire de son compatriote, Alain Mimoun, aux JO de Melbourne de 1956 : il n’est plus que l’ombre de lui-même. Il meurt dans des circonstances étranges, frappé d’une balle lors d’une rixe.
Ahmed MERABET (1974-2015), policier assassiné à Paris le 7 janvier 2015 lors de l’Attentat contre Charlie Hebdo.
L’acteur et metteur en scène Salah TESKOUK (1935-2013).
On complétera cet article par cet intéressant article de mars 2014 : Bobigny (93) : L’état déplorable des tombes ottomanes en France
Cet article s’est grandement inspiré du très intéressant ouvrage dédié à ce cimetière : ADLER Marie-Ange, Le cimetière musulman de Bobigny - Lieu de mémoire d’un siècle d’immigration, Ed. Autrement, 2005.
[1] En 1914, on estime entre 4 et 5000 le nombre d’Algériens vivant en métropole
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