Les Hennessy et les Martell : alliances stratégiques et généalogiques autour du cognac
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Installée à Cognac à la fin du XVIIIe siècle, la famille Hennessy, issue de l’immigration irlandaise, s’est solidement implantée en Charente. Les descendants de Richard, fondateur de la maison de négoce en eau-de-vie Jas Hennessy, ont su se constituer un patrimoine puis le conserver, au cours du XIXe siècle, et gagner ainsi une position sociale. Ce legs familial leur assure progressivement un capital d’influence politique et leur permet de participer, de différentes manières, aux sphères décisionnelles. Il va ainsi peser directement sur la carrière politique de plusieurs de ses membres.
Né dans un petit village dans le comté de Cork en Irlande, au sein d’une famille de la petite noblesse irlandaise, Richard HENNESSY (1724-1800) quitta à 19 ans son pays pour échapper à l’oppression anglaise, à l’instar de milliers de jeunes catholiques. Il s’engagea dans la brigade irlandaise du roi de France et devint officier au service de Louis XV. En 1757, Richard Hennessy partit à Ostende pour se former au négoce auprès de son cousin Jacques. C’est lors de son retour en France, en 1765, qu’il décida de s’installer en Charente. Après avoir négocié l’aide de banquiers parisiens, il arriva dans cette région avec son épouse et leur fils Jacques pour fonder, avec deux associés, Connelly et Arthur, sa propre maison de négoce en eaux-de-vie. Le commerce des eaux de vie connaissait alors un essor spectaculaire et les installations d’étrangers, notamment issus du monde britannique, dans le Cognaçais se multiplièrent au cours de la décennie 1760. Le marché irlandais notamment attirait les eaux de vie du continent : les droits de douane y étaient bien inférieurs à ceux pratiqués en Grande-Bretagne, et les pénuries de rhum dues à la guerre de Sept Ans, jointes à une succession de mauvaises récoltes, nécessitait l’importation.
Il élargit sa clientèle en expédiant les eaux-de-vie achetées à Cognac vers Londres, Dublin et les Flandres. Il comptait en outre des clients à la Cour du roi de France. Cependant, la Maison Hennessy était encore d’une importance négligeable dans les années 1770, et Richard Hennessy quitta d’ailleurs la ville en 1776 pour s’installer à Bordeaux, où il avait des parents, comme distillateur. Ce n’est que dans le contexte de la décennie révolutionnaire que « les Hennessy, jusqu’alors une maison mineure, accédèrent au rang de grands ».
Il fut inhumé dans un ancien cimetière de Cognac. En 1890, ses descendants firent bâtir dans le nouveau cimetière du Breuil de la ville un caveau de famille dans lequel reposent huit générations de Hennessy (la dernière inhumation date de 2001). On y descend par un escalier donnant sur une crypte où figurent dans des petites alcôves l’identité des différents inhumés.
Sur un mur, seul, une plaque rappelle la mémoire de Richard Hennessy. On pourrait donc penser qu’il n’y repose pas, mais l’acte de réinhumation attesterait de sa présence dans cette chapelle.
Après la disparition de Jacques en 1843, deux de ses fils, Auguste et Frederick, assurèrent la direction de l’entreprise. Très fortuné, Auguste poursuivit les acquisitions foncières dans la région de Cognac. Sur la commune de Richemont, il acheta, en 1841, le château de Bagnolet. Par ailleurs, grâce à une politique d’achat systématique aux petits distillateurs locaux, la firme Hennessy contribua à la prospérité de l’ensemble de la région de Cognac. C’est pourquoi, en l’espace d’un siècle, la famille Hennessy, issue de l’immigration irlandaise, s’implanta solidement en Charente. Mais au-delà des racines charentaises, leur intégration au monde cosmopolite du négoce se traduit par la constitution de véritables réseaux d’alliances. Dans ce milieu international lié à la grande bourgeoisie d’affaires et à la noblesse, on pratique une stricte endogamie sociale qui résulte de stratégies matrimoniales.
C’est dans cette double optique qu’il faut comprendre le rapprochement entre les Hennessy d’une part, et la famille Martell d’autre part.
Les Martell
Jean Martell (1694-1753) était un entrepreneur issu d’une vieille famille installée à Jersey depuis le XIe siècle, qui a fondé en France, dans le département de la Charente une entreprise près de trois fois centenaire, l’une des plus anciennes de France, la société des cognacs Martell. Il ne repose pas dans ce cimetière mais c’est le cas de son petit-fils, Théodore (1793-1876) et de sa descendance.
- Acte de réinhumation - tous deux reposent dans le caveau Hennessy
- Caveau Hennessy
Le mariage de Jacques Hennessy avec Marthe Martell, en 1795, puis celui de leur fille Lucy avec un cousin Jean-Gabriel Martell, en 1816, pouvaient surprendre. Au-delà de toutes autres considérations, ils scellaient l’alliance entre les deux principales maisons de négoce du cognac concurrentes. Fervents catholiques d’origine irlandaise, les Hennessy démontraient ainsi leur volonté d’entretenir de bons rapports avec le milieu protestant, dont « les cousins Martell » faisaient partie. Cette alliance d’intérêts entre les deux grandes familles de Cognac se transforma peu à peu en une véritable solidarité qui s’exerça jusqu’au cœur du XXe siècle. Les liens personnels prirent donc progressivement le pas sur la rivalité économique. Un Martell résidant à Londres dans les années 1810 commercialisa ainsi pendant quelque temps le cognac Hennessy. À l’issue de la première guerre mondiale, des discussions entre dirigeants des deux maisons s’engagèrent pour enrayer la chute des exportations qui frappait durement le négoce de cognac. Face aux difficultés, elles aboutirent en octobre 1923 à la signature d’un accord original d’association qui revêtait la forme d’une participation croisée des deux sociétés et assura le retour à la prospérité. Des liens furent également noués avec le négoce bordelais et le négoce champenois : les Ruinart et les Werlé, notamment.
L’omniprésence de la noblesse dans la parentèle de cette famille est une autre caractéristique des stratégies matrimoniales mises en place. En effet, au XIXe siècle, la grande bourgeoisie d’affaires et la noblesse s’interpénètrent. La famille Hennessy revendique toutefois une origine noble : elle a reçu des lettres de noblesse enregistrées en la Chambre héraldique des Pays-Bas en 1785, et confirmées par lettre royale du 25 juillet 1845. Sophie Durant de Mareuil, représentante de la vieille noblesse régionale, épouse ainsi James Hennessy en 1831. La famille Hennessy est également alliée aux Mun, Pracomtal, Pontavice des Renardières, Geoffre de Chabrignac, Caraman-Chimay, entre autres. L’union de Jacqueline, fille de Jean Hennessy et Marguerite de Mun, avec le prince Jean de Caraman-Chimay, arrière-petit-fils par sa mère d’Édouard Werlé, renforce les liens déjà tissés entre grande bourgeoisie négociante et noblesse. Des attaches existent par ailleurs avec la noblesse anglaise. En effet, les descendants d’Auguste Hennessy, deuxième fils de Jacques, s’installent en Angleterre. L’un de ses petits-fils, George (1877-1953) reçoit le titre de Lord Windlesham. Richard, autre petit-fils, épouse en 1902 Estel-Federika Selmes of Playden Sussex.
La volonté d’endogamie conduit enfin les Hennessy à pratiquer des inter-mariages entre cousins. De plus, c’est là le moyen de préserver un patrimoine familial de plus en plus vaste. Ce choix permet d’éviter la multiplication du nombre d’actionnaires de la société Jas Hennessy. C’est pourquoi Frederick marie sa fille Marthe avec le fils d’Auguste, Richard, en 1872. Ce mariage arrangé se solde néanmoins par un échec. Les époux divorcent en 1882. Avec plus de bonheur, les branches aînée et cadette s’unissent en 1893. Alice, fille de Richard et Marthe, épouse James, fils de Maurice et Jeanne Foussat.
Une véritable alliance politique se noue sous la monarchie de Juillet : Auguste Martell, député orléaniste de Libourne, puis pair de France, soutient la candidature de son beau-frère Jacques Hennessy aux élections législatives de 1830, 1831 et 1832, appelant les électeurs charentais à voter pour lui. En 1839, les deux beaux-frères, désormais tous deux députés, signent, au nom des viticulteurs et négociants des Charentes, une pétition commune adressée au président du conseil pour le libre commerce des eaux-de-vie. La solidarité politique des deux familles passe en outre par le choix du candidat le plus apte à l’emporter : lorsque Jacques Hennessy se retire de la vie politique en 1842, Auguste Martell demande à son neveu, Auguste Hennessy, fils de Jacques, de soutenir loyalement la candidature d’un Martell. C’est finalement Jean-Gabriel Martell qui se présente aux élections législatives avec l’appui de tous. Ancien maire de Cognac (1830-1838), il est par ailleurs très lié à la famille Hennessy par son mariage avec sa petite cousine Lucy, fille de Jacques Hennessy et de Marthe Martell. Il est battu cette fois mais emporte le siège de député en 1846. Auguste et Jean-Gabriel Martell ne reposent pas dans le caveau familial, mais à la génération suivante, c’est le cas d’Edouard MARTELL (1834-1920), fils de Jean-Gabriel, qui fut député de la Charente et siégea à droite de 1871 à 1876. Battu en 1876, il retrouva un siège de sénateur de la Charente de 1890 à 1903 et de 1912 à 1920.
Des velléités politiques
Le milieu social dans lequel évolue la famille Hennessy est incontestablement très homogène. Cette unité de classe a pour corollaire un mode de vie spécifique aux grands notables. Dès le XIXe siècle, des Hennessy cumulent hautes fonctions et honneurs locaux. Auguste préside ainsi le tribunal de commerce de Cognac dans les années 1860. À la même époque, il prend une part active dans l’établissement du chemin de fer en Charente. Enfin, il commande la Garde nationale à Cognac. Avant lui, son père Jacques, en tant que sergent de la Garde nationale du canton de Cognac, avait été désigné le 27 juin 1790 pour assister à la fête de la Fédération, à Paris. Maurice Hennessy préside à son tour le tribunal de commerce de 1877 à 1882. Très actif dans les œuvres de bienfaisance, on note également sa présence dans les comités directeurs d’associations agricoles comme la Société d’agriculture de la Charente ou divers comices agricoles. Au-delà de la participation à la vie locale, les Hennessy cultivent un certain art de vivre et un style de vie caractéristiques des grandes familles de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie. À l’image des « dynasties bordelaises » voisines, le sens des origines forge l’identité familiale. Les Hennessy sont attachés aux ancêtres qui ont fait leur histoire, aux demeures et aux archives. Ainsi, les prénoms de Richard, le fondateur de la dynastie négociante, et James, son père, sont donnés aux générations successives pour perpétuer leur mémoire.
La même « vocation » anime les membres masculins de la famille Hennessy. La représentation politique constitue, chez eux, un devoir et un privilège inhérents à leur statut de grands notables. Ils ne se sont donc pas contentés de participer à la gestion des affaires publiques à l’échelle locale. Plusieurs d’entre eux ont mené une carrière politique nationale et ont donné naissance à une véritable « dynastie politique ». Les membres de la famille Hennessy se sont très tôt engagés dans la vie politique.
Jacques HENNESSY (1765-1843), fils du fondateur de la société de négoce, conseiller municipal de Cognac dès 1814, est le premier élu national que compte cette famille de riches négociants, plutôt ancrée à droite. Député sous la Restauration (1824-1830), il se rallie ensuite à la monarchie de Juillet et siège de nouveau à la Chambre de 1834 à 1842.
La génération familiale qui suit donne également au pays un représentant politique de la Charente. En effet, Auguste HENNESSY (1800-1879), fils cadet de Jacques, bénéficie d’abord d’une assise locale. Conseiller général du canton de Segonzac de 1842 à 1849, il est ensuite élu représentant du département à l’Assemblée constituante de 1848. Réélu au suffrage universel le 13 mai 1849, il siège à l’Assemblée législative avec la majorité conservatrice. Rallié à la politique du prince Louis-Napoléon, il rejoint le parti de l’Ordre. Cependant, il proteste contre le coup d’État du 2 décembre 1851 et refuse, devant le conseil général, de prêter serment à l’Empire. À la suite de ce refus, il se retire de la vie publique jusqu’en 1876, date à laquelle il est élu sénateur de la Charente, rallié à l’ordre moral du maréchal Mac-Mahon.
Les frères James et Jean Hennessy représentent la troisième et dernière génération d’élus nationaux de la famille.
James HENNESSY (1867-1945) fut député (1906-1921) puis sénateur (1921-1945) de la Charente. Il ne s’intéressera à peu près exclusivement qu’à des questions viticoles et maritimes.
Son frère Jean HENNESSY fut député de la Charente (1910-1932), puis des Alpes-Maritimes (1936-1942). Il fut en outre ministre de l’Agriculture de 1928 à 1930. Contrairement aux autres qui reposent tous dans ce caveau, il fut inhumé au Père Lachaise à Paris.
Les bouleversements causés par la première guerre mondiale incitèrent Jean Hennessy à donner à son projet réformateur une dimension nouvelle. En effet, sans cesser de s’attacher à la modernisation des rapports entre l’État et les citoyens, il s’intéressa aussi dès 1917 aux relations des États entre eux. Il soutint à cet égard la thèse d’une pacification du monde fondée sur le fédéralisme et milita pour la création d’une société des nations dotée d’un gouvernement international, d’une assemblée élue et d’une cour de justice permanente. Rompant avec la tradition familiale, l’engagement militant de Jean Hennessy en faveur de la SDN bouleversa donc sa culture politique d’origine et explique son glissement vers la gauche pacifiste dans les années 1920. Après sa réélection à la Chambre des députés en 1919, il rejoignit ainsi le petit groupe républicain socialiste situé à la charnière entre les radicaux-socialistes et la SFIO. Son itinéraire se sépara désormais nettement de celui de son frère aîné, élu sénateur de la Charente en 1921, et qui siègeait au centre droit de la Chambre haute. Aux élections législatives de 1924, Jean Hennessy joua un rôle important dans la campagne du Cartel des gauches tant au plan national, comme bailleur de fonds, que local. Les deux frères suivirent dès lors des voies à la fois idéologiques et politiques divergentes dans l’entre-deux-guerres.
Issue de la grande bourgeoisie négociante, la famille Hennessy a eu la volonté de s’installer au carrefour des mondes économique et politique. Sa position sociale a été un vecteur essentiel d’influence politique et de réussite électorale. La firme jouissait d’un certain prestige auprès des viticulteurs locaux. Elle possédait en outre un véritable pouvoir de contrainte qui s’exerçait par le biais des commandes de vin. Or, au début du XXe siècle, environ 5 000 viticulteurs charentais vendaient leur production à la maison Hennessy.
Le processus de démocratisation du recrutement du personnel politique dans la première moitié du XXe siècle aboutit toutefois à la marginalisation progressive de ceux pour qui le moyen d’accéder aux échelons du pouvoir repose sur un capital d’influence reçu en legs. Le cas des frères James et Jean Hennessy est symptomatique de cette évolution. James Hennessy n’est pas un décideur politique de premier plan sous la IIIe République. Il effectue une carrière politique longue mais relativement modeste. Son frère cadet a accédé à de plus hautes responsabilités aux sommets de l’État, mais de façon éphémère. Son action militante en faveur du régionalisme économique et du fédéralisme international d’une part, ses multiples reclassements politiques d’autre part, ont suscité dans les cercles du pouvoir une méfiance tenace à son égard. Leurs décès à quelques mois d’intervalle, en novembre 1944 pour Jean et en mai 1945 pour James, marquent l’achèvement de deux longues carrières politiques et l’extinction de la dynastie politique familiale.
Source : Transmission familiale et réseaux d’influence : les Hennessy, une dynastie de négociants en politique (XIXe-XXe siècles) par François Dubasque.
Merci à Nicolas Badin pour les actes de réinhumation.
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