Il y a trente et un ans, on volait le corps de Chaplin

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Munis de pioches et d’un détecteur de mines, ils sont une dizaine à arpenter le champ cette nuit-là. Eclairés par la lune, les hommes frappent le sol humide de la plaine du Rhône avec leurs outils. Soudain, un bruit sourd, des grattements et un hurlement triomphal : « On l’a trouvé ! »
Lui, c’est Charlie Chaplin, acteur le plus célèbre au monde, auteur de 90 films et vagabond éternel. Son cadavre en décomposition repose dans un cercueil plein d’eau, enterré de guingois sous la terre de Noville, au bout du lac. Bien loin du paisible cimetière de Corsier-sur-Vevey où il avait été inhumé quelques semaines plus tôt, le 27 décembre 1977, deux jours après sa mort au Manoir de Ban.
La nouvelle du décès de l’acteur, qui avait fait le tour du monde, n’échappe pas à R., un réfugié polonais de 23 ans. Appâté par les ressources financières de la famille Chaplin, il décide d’enlever la dépouille et d’exiger une rançon. R. expose son plan à un ami, une armoire à glace d’origine bulgare. Les deux hommes mettent leur plan à exécution dans la nuit du 2 mars 1978. Sous la pluie et malgré les lampadaires alentour, ils déterrent le cercueil et filent à Noville. A 14h, c’est le branle-bas de combat sur les hauts de Vevey. La tombe de Chaplin est béante et les inspecteurs désemparés : les indices sont inexistants, à part une trace de pneu à proximité. On établit rapidement qu’elle a été laissée par une camionnette venue livrer une pierre tombale.
Le lendemain, premier coup de fil au Manoir de Ban. R., qui se fait appeler « Rochat », réclame une rançon d’1 million de francs. Débute alors un jeu du chat et de la souris de soixante-cinq jours avec la police. Aux appels de « Rochat » succède l’envoi de photos du cercueil prises peu avant sa mise en terre à Noville. « Nous n’avions pas les moyens de localiser ce « Rochat », qui appelait depuis des cabines téléphoniques », se souvient aujourd’hui Jean-Daniel Tenthorey, le juge instructeur en charge de l’affaire. Si la famille Chaplin reste digne et calme, quelques enquêteurs cèdent parfois au découragement ; ils sont vite tancés par l’inspecteur principal adjoint Jean Paccaud. « C’était un homme tenace. Il répétait sans cesse : « On trouvera ! », relate l’ancien juge.
Et ils ont trouvé. Le 16 mai, les trois quarts des agents de la police cantonale vaudoise surveillent 240 cabines téléphoniques au centre de Lausanne. R. appelle l’avocat des Chaplin, un technicien localise l’appel et deux pandores coffrent le voleur dans sa cabine. Il conduit les inspecteurs à Noville où ces derniers creusent de nuit pour éviter les curieux. Après avoir retrouvé et ouvert le cercueil, Jean-Daniel Tenthorey reconnaît l’homme qui, quelques années plus tôt, sillonnait les quais de Vevey dans son fauteuil roulant, poussé par son majordome.
R. écope de 4 ans et demi de prison, son compère de 18 mois. Contactés il y a quelques jours, les deux ravisseurs ont poliment refusé d’évoquer l’affaire. Jean-Daniel Tenthorey, lui, se rappelle surtout de l’énorme tapage médiatique qui a entouré le rapt du corps de Chaplin : « Les journalistes me téléphonaient jour et nuit du monde entier. Je ne leur ai jamais parlé des demandes de rançon et niais tout en bloc. C’était une affaire préoccupante. Mais pendant ma carrière, j’ai mis la même énergie à enquêter sur des hold-up ou des cambriolages beaucoup moins médiatisés. »
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