L’abbé Pierre à Esteville
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Esteville, 510 habitants tout en haut de la Normandie, dans l’angle mort des grandes routes. Un grand de ce monde y repose. Henri Gouës, dit l’abbé Pierre, y a été enterré, voilà tout juste un an,en bonne compagnie, au milieu de ses compagnons. Les gens, beaucoup de gens, passent...
Roger Léger, le maire d’Esteville, pourrait camper un personnage de Maupassant. Madré, souriant, avec beaucoup de quant-à-soi, l’agriculteur retraité se souvient de l’enterrement de l’abbé Pierre : « Je regardais la cérémonie de Notre-Dame de Paris à la télé, avec Chirac et le cercueil. Et j’ai dit à ma femme : ’ Dans deux heures, il est ici, il est chez nous. ’ » Deux heures après, dans la plus stricte intimité et sous de gros flocons de neige, le cercueil de Notre-Dame s’enfonçait à même la terre d’Esteville, sans caveau, sans tralalas. Et puis... « Et puis le défilé a commencé dès le lendemain. »
Les gens ont commencé à venir à Esteville. Des cars de pèlerins en partance pour Lourdes. Des touristes au parfum. Des militants d’Emmaüs. Des flâneurs du hasard. Des voisins, des lointains. À travers la fenêtre de sa mairie en briques vernissées, Bernard Léger a compté jusqu’à 750 voitures se rendant vers l’église Saint-Firmin, au pied de laquelle l’illustre Estevillais - d’origine lyonnaise - repose : « Il a fallu que l’on pose un fléchage parce qu’on est peut-être une petite commune, mais on a quand même deux chapelles et deux cimetières. »
Et un seul abbé Pierre. Celui-là même qui, en 1964, hérita ici d’une grande demeure. Et y implanta la maison de repos pour ses vieux compagnons de l’hiver 1954, un hiver rigoureux, à l’origine d’Emmaüs. Là, où plus tard, il s’installa officiellement pour y goûter une retraite qui n’allait pas durer : « Il a été chez nous dans les années 1990. Des fois, il disait la messe, il mariait les gens du coin. Il votait ici aussi, mais on ne lui sautait pas au cou. On lui fichait la paix. » La dureté du monde et l’urgence à le guérir allaient ramener l’abbé Pierre vers Paris.
Jusqu’au dernier souffle et au dernier jour. Désormais, il est au pays. Et pour longtemps. Il repose sous un Christ en fonte qui pèse un homme mort et qui fut récupéré sur une décharge. Sous un lit de gravier. L’abbé Pierre est entouré de Lucie Coutaz, la secrétaire des temps héroïques et du fameux Georges, le désespéré qui voulait se suicider et, faute de mourir, a passé sa vie à aider les autres. Le premier cercle des insurgés du Bien a vu passer 30 000 visiteurs cette année. On ne dépose rien. Par contre, on peut pousser jusqu’à la halte Emmaüs. Y boire un café ; laisser quelque chose. Et lire, à tout prix, la petite phrase scotchée sur le carreau d’une fenêtre : « Le plus bel hommage, c’est de continuer. »
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