SŒUR SOURIRE (Jeanne Deckers : 1933-1985)
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Un récent biopic (2009), où la "nonne chantante" est interprétée par Cécile de France, a relancé l’intérêt pour cet étonnant personnage au parcours fait d’ombre et de lumière.
Il y a l’image d’Epinal tout d’abord, très politiquement correcte (quoiqu’assez anticléricale), d’une pauvre fille victime de sa naïveté par des autorités ecclésiastiques qui lui piquèrent tout, jusqu’a son nom (qu’elle trouvait ridicule d’ailleurs), ce qui la conduisit au suicide.
Tentons, pour le coup, une vision un peu moins politiquement correcte de décryptage du personnage.
L’essentiel tout d’abord "jeune fille issu de la classe moyenne entrée un peu par hasard dans un couvent dominicain. Auteure de petites chansons pieuses, elle connut un succès à la fois immense (unique chanson belge qui fut numéro 1 au Bilboard américain ; le célèbre Ed Sullivan vint lui-même dans son couvent pour l’interwiever) et anonyme (entrée dans les Ordres, sa personne ne comptait pas : Soeur sourire n’étant que l’émanation médiatique des soeurs dominicaines) avec un tube d’une cucuterie sans borne : Dominique.
Ayant abandonné sa vocation, le reste de sa vie fut un parcours chaotique pour tenter d’exister en tant qu’individu. Le problème est que si les médias s’intéressaient à la nonne chantante, ils n’avaient que faire du brin de voix de Soeur Sourire, devenue Luc Dominique car dépossédée de son nom pour des raisons juridiques. Arriva le fisc belge qui réclama les impayés des gains énormes que généra le disque, mais qui furent touchés par l’Ordre dominicain. Lente dérive : alcool, médicaments, puis suicide avec sa compagne, Annie Pecher (1944-1985) ; car dans la très catholique Belgique, Soeur Sourire était lesbienne, ce qui n’arrangeait rien !
Que des fausses routes finalement dans ce parcours, que la trame romantico-dramatique n’arrange rien : ceux qui connurent Jeanne Deckers la décrivent quasi unanimement comme assez antipathique, égoïste, capricieuse, et ayant commis moultes bourdes (elle signa des tas de contrats léonins qui lui pourirent la vie par la suite). On invoque son incapacité à aimer, héritage d’une éducation rigide de la part de sa mère.
Intelligente, elle l’était à l’évidence, et les textes de quelques autres chansons plus tardives, très méconnues, sont indubitablement plus fins que ceux de Dominique, telle la chanson-épitaphe qu’elle créa pour relancer sa carrière sous son identité propre, et qui lui sert de fait d’épitaphe sur sa tombe : Elle est morte soeur sourire, elle est morte : il était temps...
Courageuse, elle le fut également. S’il faut du courage pour entrer dans un couvent, il en faut encore plus pour en sortir. Il en fallait encore pour faire, en 1967, l’apologie de la pilule contraceptive (La pilule d’or) alors qu’elle venait à peine de retrouver la vie laïque. De même, elle qui avait refusé de se définir comme lesbienne assuma-t-elle finalement sa relation avec sa compagne.
Les autorités ecclesiastiques n’ont pas été avec elles aussi abominables que le film ou quelques témoignages laissent à l’entendre : le couvent l’aida régulièrement. S’il fit la sourde oreille face aux réclamations des impôts, il semblerait que l’attitude de Jeanne Deckers est jouée finalement davantage en sa défaveur.
On trouvera moins de circonstances atténuantes, en revanche, vis-à-vis de Philips dont soeur sourire fut une vache-à-traire, ainsi qu’à l’impitoyable aveuglement du fisc belge.
En revanche, que dire de ce texte hallucinant :
Dominique, nique, niqueS’en allait tout simplementRoutier pauvre et chantantEn tous chemins, en tous lieuxIl ne parle que du bon DieuIl ne parle que du bon Dieu...
Passons rapidement sur le double sens des paroles qui échappèrent autant à soeur sourire que les sucettes passèrent au dessus de la tête de France Gall. Ah le saint-homme ! C’est oublier que cet hymne au fondateur des Dominicains célèbre Dominique de Guzmán, créateur au XIIIe siècle de l’Inquisition et grand massacreur des Albigeois. A notre époque où il est de bon ton de pourfendre les intégristes réactionnaires de l’Islam, c’est oublier que l’Eglise catholique a subtilement transformée en saints ses propres intégristes et assassins, tel Bernard de Clairvaux ou ce Dominique là ! On ne peut néanmoins en tenir rigueur à la pauvre soeur sourire !
Quand à la chanson en elle-même, elle n’est que l’un des multiples avatars de la mièvrerie et le néant musical sans borne développés par l’église catholique depuis presque un siècle (on a les Bach que l’on mérite !).
Reste finalement la tragédie d’une vie que Jeanne Deckers ne semble pas être parvenue à mener, pour des bonnes et des mauvaises raisons dont il ne s’agira ici surtout pas de faire le procès, et un parcours au final assez attachant.
Ultime pied-de-nez à la vie, Jeanne Deckers fut inhumée avec sa compagne dans le même tombeau.
Photo Wikipedia
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