Des générations de Français ont grandi dans l’idée que l’Ukraine n’était qu’une province russe, et pour les plus intoxiqués — une province infestée d’affreux nationalistes passablement pogromistes et "collabos". Cette image tronquée s’est en grande partie construite autour de l’affaire Petlura, née il y a déjà 85 ans...
Symen Petlura (ou Simon Petlioura en français, Симен Петлюра en ukrainien) est né en 1879 à Poltava en Ukraine centre-orientale. Issu d’une famille d’origine cosaque et patriote, il s’engage très tôt dans le mouvement d’émancipation sociale et nationale, connaît la prison et la clandestinité. Bien que de formation littéraire, sa plus grande tâche résidera dans l’organisation d’une armée ukrainienne, dès 1917. Ses talents de meneur lui imposeront de chercher une voie en accord avec ses convictions démocratiques, convictions qu’il ne partage pas avec les " monarchistes" ukrainiens et certains sociaux-démocrates.
(Kiev, décembre 1919, lors d’un défilé triomphal. Au centre, S. Petlioura, chef des armées du Directoire ; à gauche, le chef du gouvernement V. Vynnytchenko, qui ne sut jamais trancher entre communisme et nationalisme. Bonne plume, mais politicien brouillon, Vynnytchenko abandonnera son poste quand l’Ukraine se trouvera au bord du gouffre, pensant diriger cette fois la République d’Ukraine Soviétique, créée par les bolcheviks. Témoignant en faveur de Schwartzbard lors du procès, il en regrettera le verdict une dizaine d’années plus tard...)
Après maintes péripéties il obtient fin 1918 le commandement de l’armée de la République Populaire d’Ukraine (avec le titre cosaquesque d’Otaman en chef) et devient en février 1919 Chef du Directoire (c’est à dire du gouvernement ukrainien de l’Ukraine indépendante, l’UNR, transcription du sigle УНР : Українська Народна Республіка, République Populaire d’Ukraine). Sa principale mission sera alors de repousser l’invasion des colonnes russes, quel qu’en soit l’étendard. En octobre 1920, après avoir obtenu quelque succès, mais bientôt lâché par ses alliés Polonais, Petlioura se voit contraint de désarmer ses troupes en Pologne. Commence alors une vie d’exil qui le mènera jusqu’à Paris en 1924, où il aura le temps de fonder la revue Tryzub (le Trident) avant de tomber sous les balles d’un agent à la solde de Moscou, le 25 mai 1926.
Quant à l’assassin de Petlioura, c’est un personnage flou aux intentions précises. Répondant au nom de Schwartzbard Samuel-Sholom, selon certaines sources né en 1886 en Bessarabie (au sud-ouest de l’Ukraine), bien qu’il prétendra être né à Smolensk en Russie et qu’il donnera la date de naissance de son frère pour sienne. C’est un Juif "russe" naturalisé français, dont les sympathies anarcho-communistes et un lourd passé criminel (chef d’expéditions punitives et agitateur public pour le compte des bolcheviques, repris de justice condamné pour vol) sont avérés. Familiarisé avec les armes de par son passé de malfaiteur, de légionnaire français et de garde rouge, reconverti dans le petit commerce et menant à première vue une vie tranquille d’horloger, boulevard de Ménilmontant, il a le profil adéquat et la couverture idéale pour accomplir la mission.
Comme une multitude d’autres agents issus de l’émigration, il s’est installé depuis 1920 à Paris en tant que "sleeping agent", et s’appuit sur tout un réseau de complices qui tel Volodine (voir plus bas) approchent Petlura et son entourage, se renseignent sur son adresse et ses habitudes. Le plan est bientôt prêt : il ne s’agit pas seulement d’éliminer physiquement le chef du gouvernement ukrainien en exil, mais de faire passer son bourreau pour le vengeur du peuple juif opprimé par les nationalistes ukrainiens.
Petlura habite avec sa femme et sa fille dans un modeste appartement sans cuisine, dans le Quartier Latin non loin de la Sorbonne, rue Thénard. Les Petlioura ont pour habitude de déjeuner à l’extérieur, mais ce 25 mai 1926 Simon Petlura décide d’y aller seul, sa femme étant souffrante, et, comme à son habitude, sans aucune protection malgré la certitude acquise depuis peu qu’on le faisait suivre. Selon le témoignage de Mme Schwartzbard (épouse de l’assassin) c’est à ce moment précis que "l’horloger tranquille" quitte précipitamment son repas après avoir reçu un étrange coup de fil. Il part rejoindre sa future victime qui, après un bref déjeuner, décide de s’arrêter quelques instants devant la vitrine d’une librairie, à l’angle de la rue Racine et du boulevard St-Michel. Vêtu d’une blouse blanche, Schwartzbard s’avance et interpelle l’homme d’État ukrainien par son prénom : "Symon Vasyliovytch ?". Quand Petlura se retourne, un premier coup de feu retentit. Il y en aura sept, blessant la victime à cinq reprises, dont l’une infligera le coup mortel porté au cœur.
(ci-contre, la fiche anthropométrique de S. Schwartzbad)
Le simili-procès fera couler beaucoup d’encre en faveur du meurtrier "innocent", soutenu par un aréopage d’intellectuels et d’homme politiques n’ayant jamais assisté à un seul pogrom (d’ailleurs, la culpabilité de Petlura dans les pogroms ne fut jamais démontrée). Albert Einstein, Joseph Kessel, Léon Blum, Edouard Herriot (ce dernier ira en Ukraine en 1933, durant la grande famine-génocide, organisée par Staline, pour déclarer qu’il n’y avait pas matière à s’inquiéter...) Ce rassemblement donnera naissance à la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, originellement LICA).
Malgré une foule de preuves accumulées contre l’assassin et un exposé objectif de l’histoire de l’Ukraine, mettant en exergue la personnalité réellement démocratique de Petlura et son action favorable aux minorités nationales da la République Populaire d’Ukraine, Schwartzbard sortira du procès en ayant atteint tous les objectifs de sa mission.
Les nombreux témoignages émanant de Juifs ukrainiens disculpant Petlura de tout antisémitisme et chargeant Schwartzbard sur la question du complot ne furent tout simplement pas entendus.
Le procès
(Samuel Scshwartzbard et Me Torrès)
Le procès débute devant la Cour d’Assises de la Seine le 18 octobre 1927, après une instruction bâclée au cours de laquelle aucune enquête approfondie (perquisitions, convocations de témoin) ne fut entreprise pour déterminer le profil de l’assassin. Autrement dit, dans ce procès traitant d’un assassinat politique, la Justice a délibérément ignoré l’activité politique présente et passée de Samuel Schwartzbard. Or ce dernier fréquentait et recevait à domicile tout un groupe d’activistes de tendance anarchiste, mentait sur son activité passée en utilisant l’homonymie du prénom de son frère, sans que la police n’ait jamais tenté d’éclaircir ce "point de détail" administratif. Rien ne fut entrepris non plus dans la recherche d’éventuels complices (ce qui aurait consolidé la thèse de l’assassinat politique) nonobstant une pièce à conviction qui aurait pu à elle seule faire basculer le procès, si on l’avait prise en compte : un pneumatique envoyé par l’assassin... après son arrestation !
En effet, la lettre postée à l’Hôtel de Ville et dont le cachet indiquait « 2h35 » (14h35) prouve à elle seule que Schwartzbard agissait en équipe, étant donnée l’antériorité du meurtre (14h10-14h15) suivi d’une arrestation immédiate. À cette question, on répondit qu’il s’agissait d’une erreur humaine, "que c’était comme ça et qu’on y pouvait rien". Or le tampon horaire, mis à jour toutes les cinq minutes, ne pouvait être modifié au point de déplacer les heures, en plus des minutes, si ce n’est par une exceptionnelle maladresse du préposé. Toutes ces omissions du juge d’instruction, aux yeux duquel l’affaire était limpide, le crime ne nécessitant pas d’aveux, n’apportèrent rien d’intéressant au dossier. Tout le procès allait se dérouler uniquement sur la base de témoignages, le plus souvent indirects, sur la personne et le gouvernement de Symon Petlura.
Me Henry Torrès, avocat célèbre, engagé politiquement, compagnon de route du Parti Communiste un certain temps, va utiliser à plein les carences du système judiciaire de l’époque, les faiblesses du dossier, ainsi que celles des avocats de la partie civile, Maîtres Campinchi et Willm, beaucoup moins à l’aise dans cette affaire, ne comprenant pas toujours les Ukrainiens. Me Torrès saura également masquer ses propres faiblesses, à commencer par l’absence de preuves et surtout l’absence de solides témoignages sur la prétendue violence antisémite exercée par Petlura en personne. Pour cela il freine les débats, se lance dans des joutes verbales amusantes pour le public, mais inutiles pour le progrès de la vérité. Disposant de 85 témoins – mais dont seulement sept sont des témoins directs – il s’acharne à gagner du temps par ses finasseries et n’hésite pas à moquer le mauvais français des témoins de la partie civile (la plupart du temps ils s’exprimeront dans leur langue d’origine sans contrôle sur la traduction).
La méthode Torrès est très simple : obscurcir l’affaire au lieu de l’éclaircir, de sorte à pousser les jurés vers les affres du doute. L’éventualité d’une erreur judiciaire aux conséquences fatales les paralyseront. D’autre part, son meilleur allié se trouve à l’extérieur, à savoir le comité de soutien, appuyé par certains groupes de pression, les uns nationaux, voyant en Schwartzbard un nouveau David, les autres idéologiques, relayant la propagande soviétique. Ils parviennent à convaincre V. Jabotynsky, Juif lui-même, de revenir sur ses déclarations qui, peu de temps auparavant, dédouanaient Petlura et l’intelligentsia ukrainienne de tout antisémitisme. Ils convainquent également M. Revutsky, ancien ministre aux questions juives du gouvernement de la République Populaire d’Ukraine (Juif lui aussi) de témoigner par télégramme en défaveur de Petlura, alors que son nom ne figurait pas au dossier.
A contrario, les incohérences des déclarations de l’accusé ne sont pas prises en compte. Pourtant, elles sont de taille. Tour à tour athée puis fanatique religieux, envoyé par le prophète Isaïe en personne (!) Schwartzbard ne sait plus sur quel pied danser pour atténuer sa responsabilité vis-à-vis des experts-psychiatres, qui du reste ne diagnostiquent aucune démence, mais une certaine "monomanie". On ne peut dire aujourd’hui de quelle manière le jury fut influencé par ce rapport.
Outre ces incohérences – trop nombreuses –, la cour aurait dû accorder plus d’attention à la question des complices, mais ni les témoins de la défense ni ses avocats ne purent l’en convaincre, étant eux-mêmes peu préparés. Le rôle de certains personnages troubles, tel Mykhaïl Volodine, trait d’union entre l’assassin et sa victime, ne fut pas mis en lumière. Ce dernier aurait été l’un des protagonistes du procès si M. Dobkovski n’avait reçu diverses menaces de sa part. Volodine était de nationalité russe, arrivé à Lviv dès 1920 pour y prendre contact avec les Ukrainiens de tendance moscophile (hostiles à l’indépendance) et infiltré comme espion parmi les soldats de l’armée ukrainienne pour le compte des bolcheviques. Expulsé de Tchéco-Slovaquie en 1922 pour sa participation à un soulèvement communiste, il se retrouva à Berlin où il fit la connaissance de M. Dobkovski, cette fois en tant qu’anarchiste russe. C’est en 1925 qu’il s’installe à Paris à l’occasion d’un congrès socialiste, et y rencontre un Schwartzbard bien implanté dans le milieu anarchiste. C’est en fréquentant certains Ukrainiens qu’il obtient les renseignements sur Petlura. Cette version des faits nous est rapportée par Dobkovski lui-même dans sa lettre au procureur de la République, lue devant la cour le 20 octobre. L’assassin réagit violemment à cette lettre en traitant Dobkovski de "Judas au peuple juif", tandis que Me Torrès tente de minimiser l’impact de ce témoignage en présentant son auteur comme un provocateur, citant un certain Burtsev qui – ironie du sort – démentira lui-même ses propos quelques années plus tard.
Il est difficile d’imaginer comment l’issue du procès aurait pu être positive pour le mouvement ukrainien au regard de toutes les pressions et subterfuges utilisés contre lui. Dix ans plus tard, une fois la pression médiatique retombée, les deux sœurs de l’Otaman restées au pays, seront à leur tour froidement exécutés.
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