Chamonix Mont-Blanc (74) : cimetière du Biollay
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Le Biollay. Le terrain planté de bouleaux. C’est là, juste à l’entrée du bourg, entre Montenvers et Planards, que s’arrête le chemin de la plupart des Chamoniards de souche ou d’adoption. Mais aussi de nombreux « étrangers », tombés là-haut. Depuis la conquête du mont Blanc (en 1786), près de 5 000 personnes ont ainsi péri ou disparu dans le massif. « A Chamonix, nous vivons en confrontation directe avec la mort, confie Claude Marin, guide de haute montagne et responsable du service culturel de la ville de Chamonix. Nous savons qu’elle peut surgir à chaque instant en montagne et nous l’acceptons. » Aucune obsession, aucune résignation derrière ces mots mais un simple constat. Un « c’est comme ça » auquel ont adhéré tous les crapahuteurs et autres défricheurs d’espaces vierges, dont la dernière adresse est ici, à l’ombre bienveillante de « Blaitière », du « Fou », du « Plan », des « Pèlerins » ou du « Peigne », toutes ces aiguilles de légende résolument tournées vers le ciel.
Panthéon des alpinistes
Déambuler au cœur du quasi centenaire Biollay – il a été inauguré en 1913 – est tout sauf banal. La confrontation avec l’histoire est immédiate : histoire d’une bourgade viscéralement attachée à ses sommets et à ses familles emblématiques (les Payot, Couttet, Charlet et autres Simond) mais aussi histoire de la pratique montagnarde et de ses figures de proue. Une fois franchi le lourd portail, quelques pas suffisent pour s’imprégner de l’atmosphère si particulière du site. A peine avez-vous attaqué l’allée centrale que vous voilà face à Edward Whymper (1840-1911), icône de plusieurs générations d´alpinistes anglais. Il y a quelques années, beaucoup de Britanniques allaient d’ailleurs copieusement arroser leurs ascensions « sur » Whymper, jusqu’à des heures très avancées. Mais ces débordements n’ont pas plu aux familles des défunts enterrés là. Depuis, le cimetière est fermé la nuit. « Big Ed » peut donc reposer en paix, sous son Cervin miniature (dont il signa la première en 1865). Ce mégalithe, quasi brut, a véritablement donné le ton pour l’agencement des lieux : simples pierres pour grands bonshommes... « A part quelques mausolées qui trônent à l’entrée, la plupart des monuments sont plutôt discrets et uniformes, constate Claude Marin. Comme pour refléter le fait que nous sommes tous égaux devant et dans la mort. » Et quand l’étreinte fatale se noue dans « ce monde au-dessus du monde », il est coutume de préciser dans l’épitaphe les lieux de l’accident : les Grands Montets, Peuterey, la Verte, les Courtes, les Grandes Jorasses, l’Arête des Papillons, etc. Voire d’y adjoindre une relique : un piolet, une corde, des drapeaux tibétains, quelques cristaux – que des mains, peu scrupuleuses, n’hésitent pas à grappiller – et même des skis, comme ceux, en métal, qui singularisent la sépulture de Muck, alias Henrik Mückenbrunn. Ce Polonais, beau gosse, moniteur mondain, a été pris dans la tourmente en 1956, alors qu’il essayait de faire traverser un trafiquant d’or vers l’Italie. Une tragédie parmi tant d´autres...
Le lourd tribut des guides
Des histoires de tempêtes, d’avalanches, de foudre et autres dévissages, le grand livre ouvert du Biollay en regorge, malheureusement. Et les images fortes de ressurgir quand vous vous arrêtez devant un Lionel Terray (inoubliable auteur des Conquérants de l’inutile) ou, à quelques rangs de là, devant son compagnon de cordée, Louis Lachenal, héros de l’Annapurna, dont la trajectoire s’acheva au fond d’une crevasse en Vallée Blanche, en novembre 1955. « Injuste » est sans doute le terme qui résonne le plus dans ces allées. Surtout quand le sort paraît s’acharner sur un clan (les Bozon, les Agnel) ou sur une profession : les guides. Au fil des décennies, ce sont eux qui ont, sans conteste, payé le plus lourd tribut à l’Alpe, qu’ils soient professionnels aguerris ou jeunes recrues en formation. Outre les dizaines de tombes individuelles, des plaques serties dans trois monolithes de granite recèlent les noms de tous les membres de la Compagnie des guides de Chamonix tragiquement décédés. « Chamonix doit beaucoup à ses guides, reconnaît Claude Marin. Quand l’un des membres de la communauté montagnarde s’en va, c’est toute la vallée qui vibre à l’unisson. » L’accompagnement prend ici une autre dimension, avec une population soudée dans la douleur, faisant corps avec ses « ambassadeurs ». Surtout, quand la série noire ne semble pas vouloir s’arrêter. Comme en ce funeste hiver 2004. Lorsqu’il a fallu, coup sur coup, dire au revoir à Alain (Géloen), Dédé (Rhem), Patrick (Berhault), Mosca ou encore Edouard (Baud), fauché par un sérac dans le couloir Gervasutti.
Marco, Bruno, Jean-Marc et les autres
Edouard avait 24 ans. Il avait choisi une voie engagée, celle de la pente raide, sur laquelle bon nombre de « papillons » se sont, hélas, brûlé les ailes. Rien qu’au Biollay, le macabre décompte donne le tournis. Un insidieux sentiment de gâchis vous saisit à la gorge. Tous, ils sont quasi tous partis rider dans l’au-delà. A commencer par le « maître », Jean-Marc Boivin, touche-à-tout de génie, dont les cendres ont été dispersées entre Dijon, sa ville natale, et le massif du Mont-Blanc. Mais une plaque, adossée au mur d’entrée du cimetière, rappelle que le gaillard était ici chez lui, dans « son » jardin alpin. Et puis il y a aussi Gouvy, le blond Bruno, précurseur du surf extrême, qui a dévissé dans le couloir Couturier à la Verte, en juin 1990. Sans oublier son digne descendant, Marco Siffredi. Même si l’Everest est devenu son linceul, son prénom figure désormais sur la tombe de Pierre, ce grand frère qu’il a à peine connu. Une inscription en lettres dorées, pour le symbole, pour la trace. « Laisser une empreinte, c’est très important pour les proches des disparus en montagne, explique Claude Marin. Nous recevons très souvent des demandes – surtout des Italiens, Allemands, Autrichiens – pour apposer des plaques sur le lieu même des accidents. Mais nous refusons. Le seul endroit où nous autorisons ces appliques du souvenir, c’est dans l´enceinte du cimetière. »
L’âme de la vallée
Quant aux drames « collectifs » – hautement médiatisés – qui ont stigmatisé la vallée, ne cherchez aucun signe ostentatoire au Biollay. Aucun mausolée pour les 39 morts dans l’incendie du tunnel du Mont-Blanc (leur mémorial a été érigé à une encablure du tube). Aucun monument pour les 12 victimes de Montroc (une simple croix a été plantée à proximité de la zone de l’avalanche) ni pour les 14 aspirants-guides et professeurs de l’ENSA, balayés par une plaque à vent à la Verte, le 7 juillet 1964. Aucun traitement particulier n’a été réservé à ces terribles catastrophes. Sans doute par pudeur mais aussi parce que trop c’est trop...
« Mon seul regret est qu’il n’y ait pas au moins une plaque pour les deux accidents d´avion, celui du Malabar Princess en 1950 et celui du Kangchenjunga en 1966 », admet Claude Marin. Autres « absences » remarquées au sein de la nécropole chamoniarde ? Celles de personnalités comme Jacques Balmat, Horace Benedict de Saussure, Samivel, Lucien Devies (un des grands patrons de la Fédération française de la montagne et de l’escalade) ou encore Stavisky (l’Arsène Lupin de l’entre-deux-guerres, que l’on a « suicidé » à Chamonix en 1934, a pourtant bien été inhumé ici, mais ses restes furent transférés peu de temps après, pour autopsie) !
Mais le plus grand vide reste assurément celui laissé par le célèbre guide Michel Croz, qui a perdu la vie en redescendant du Cervin (1865) et qui est aujourd’hui enterré à Zermatt. « J’aimerais beaucoup qu’il revienne chez lui, même si c’est un retour symbolique, avoue Claude Marin. C’est essentiel de conserver la mémoire de tous ces anciens. S’ils disparaissaient un jour ou l’autre – ne fut-ce que pour des prétextes aussi futiles que des durées de concession – ce n’est pas seulement le cimetière qui perdrait son âme mais bien toute la vallée. »
Gardienne des lieux
Pour la première fois cette année, tel un refuge, le Biollay a eu droit à sa gardienne. De début juin à fin septembre, Julie Ravanel, secrétaire au club des sports durant la saison hivernale, a ainsi pris ses quartiers d’été au... cimetière. La jeune fille (23 ans), passionnée de lieux de mémoire, avait pour mission d’orienter les visiteurs. Ceux qui recherchaient la tombe d’un proche, mais aussi ceux qui souhaitaient voir où reposent de célèbres alpinistes. « Les monuments les plus prisés sont sans conteste ceux de Gaston Rébuffat, Louis Lachenal ou encore Roger Frison-Roche », souligne Julie Ravanel, qui a régulièrement accompagné du monde dans les allées de l’ancien et du nouveau cimetière. Elle espère que l’initiative sera reconduite en 2009.
Nécropole internationale
Bon nombre d’Anglais, Japonais, Péruviens, Coréens, Allemands, Espagnols et autres étrangers sont aujourd’hui disséminés parmi les quelque 2 300 tombes du Biollay, entre la partie ancienne (1 407 concessions) et la nouvelle, qui date de la fin des années 70 (777 concessions et une centaine d’emplacements au columbarium). Ce côté « Tour de Babel » est particulièrement palpable là-haut, dans le « carré des alpinistes » sur lequel veillent ces quelques mots de Samivel : « A vous tous, alpinistes ivres d’espaces, de vide et de lumière, qui n’êtes pas revenus de la haute montagne, ces simples signes fixés dans la pierre veulent garder fidèle la trace de votre mémoire... » « Beaucoup de gens viennent visiter ce cimetière pour son caractère montagnard fort, souligne Claude Marin. Il n’y a pas que les proches des victimes. Les Japonais sont des fidèles de l’endroit. L’un d’eux a d’ailleurs apporté une bouteille et un verre de saké à Toru Nakano, un photographe de renom. »
Grandes figures
Dans ce dernier camp de base repose une solide équipe de grimpeurs (Jean Franco, Edouard Frendo, Yannick Seigneur, Lionel Terray, Louis Lachenal...) et de « descendeurs » : James Couttet , François Bonlieu, Michel Bozon, Charles Bozon, Pierre Poncet (celui par qui le monoski a déboulé en Europe). Autant de grandes figures sportives qui côtoient des célébrités artistiques comme les photographes Tairraz, le peintre Marcel Wibault, les compositeurs Seyrig et Zulawski mais aussi les incontournables écrivains Roger Frison-Roche et Gaston Rébuffat, bien que la tombe de ce dernier soit vide aujourd’hui. « Ses cendres étaient ici, indique Claude Marin. Mais un beau jour, sa femme, Françoise, a décidé de les remporter à Cassis. Peut-être estimait-elle que nous n’avions pas honoré son mari comme il se doit ? Mais cela ne fait pas partie de notre politique. Pour nous, dans la mort, tout le monde est à égalité. »
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