Les cimetières de Bordeaux

Article du Point du 06 novembre 2007
lundi 4 février 2008
par  Philippe Landru

Arpents de silence au coeur des villes, les nécropoles témoignent d’une histoire parallèle avec ses registres, ses épitaphes, ses anecdotes, sa statuaire. Réputées muettes, les tombes n’en sont pas moins évocatrices de la vie des défunts.

A Bordeaux comme ailleurs, les cimetières sont avant tout des lieux de recueillement et de désespérance. Mais ils constituent aussi de véritables mines d’information sur l’histoire locale. La plus ancienne des nécropoles bordelaises est ainsi le cimetière des juifs portugais, localisé sur l’actuel cours de la Marne. « Le terrain fut acquis en 1724 par David Gradis, un riche armateur de la communauté juive de Bordeaux », explique Richard Zéboulon, photographe bordelais friand de lieux secrets et insolites. Ce cimetière a rapidement été saturé : la plus récente des 800 tombes qu’il abrite porte la date de 1778... Aussi un nouveau cimetière israélite a-t-il été installé cours de l’Yser dès 1764. De nombreux descendants de David Gradis y sont inhumés. La dépouille de l’un d’entre eux, Moïse Gradis, fut rapatriée en 1825 de la Martinique, où il était installé, et conservée durant la traversée dans un tonneau de rhum ! « L’affaire fit scandale, car plusieurs marins auraient pipé le rhum mortuaire afin de le boire », affirme Richard Zéboulon. Les enfants de Theodor Herzl, fondateur du sionisme moderne, ont été inhumés dans ce cimetière : internée pour se défaire de son accoutumance à la drogue, Pauline Herzl est décédée à Bordeaux en 1930 ; son frère Hans, accourant de Londres en apprenant la nouvelle, se suicida le lendemain de ses obsèques. Mais leurs dépouilles ont été transférées en 2006 pour être ensevelies auprès de leur père, en Israël.

La muse d’Offenbach

Contrairement à ce que son patronyme pourrait laisser présager, la rue Judaïque ne compte en revanche aucune nécropole israélite, mais... un cimetière protestant ! La plupart des sépultures affichent une ornementation très sobre. C’est notamment le cas du tombeau de l’historien Camille Jullian, spécialiste de l’histoire de la Gaule et auteur, en 1895, de la première monographie consacrée à l’histoire de Bordeaux. La sépulture de Ludovic Trarieux, fondateur de la Ligue des droits de l’homme en 1898, est elle aussi d’une discrétion exemplaire. De même, le sépulcre d’Hortense Schneider ne témoigne d’aucun caractère exubérant, ce qui contraste avec la personnalité de cette chanteuse au verbe haut. Hortense Schneider fut la muse de Jacques Offenbach et interpréta le rôle-titre de son plus célèbre opéra-bouffe, « La Belle Hélène. » Tranchant avec la discrétion de la plupart des tombeaux, le caveau collectif des Johnston, une famille de négociants bordelais d’origine écossaise, affiche une réelle ostentation. « Cette sépulture semble reproduire en modèle réduit une galerie de cloître gothique », souligne Philippe Prévôt, responsable du service patrimoine à l’office du tourisme de Bordeaux et auteur d’un guide des cimetières de Bordeaux, baptisé « Chants des morts ».

Philippe Prévôt consacre d’ailleurs de longues pages au cimetière de la Chartreuse, le plus grand de la ville. C’est dans cette nécropole, aménagée en 1797 dans l’ancien jardin du couvent des Chartreux, que se trouvent les sépultures de la plupart des personnages qui ont marqué l’histoire de Bordeaux. Un illustre Bordelais en est néanmoins absent : alors que ses parents ont choisi de reposer ici, l’écrivain François Mauriac a été inhumé à Vémars, dans le Val-d’Oise, où son épouse possédait une propriété. Le cimetière de la Chartreuse accueille en revanche le tombeau de Flora Tristan, figure du féminisme et du socialisme au début du XIXe siècle, décédée en 1844. Sa sépulture se compose d’une colonne brisée-symbole de la mort-autour de laquelle s’enroule une colonne de lierre et sur laquelle repose « L’union ouvrière », son manifeste pour la création d’une organisation internationale des ouvriers.

La tête de Goya

Quelques artistes ont par ailleurs choisi le cimetière de la Chartreuse pour dernière demeure. C’est le cas du musicien bordelais Pierre Rode, qui, en 1800, fut désigné comme « violon solo de la musique du Premier consul ». Les sculptures qui ornent son sarcophage se révèlent d’une finesse extrême. La sépulture du peintre Pierre Lacour est également remarquable. « Elle est ornée d’une plaque de marbre sculptée, sur laquelle est représentée une femme en deuil, souligne Philippe Prévôt. Cette allégorie de la peinture écrit les mots "Il n’est plus’’ sous un médaillon qui représente le défunt. » Décédé à Bordeaux en 1828, le peintre espagnol Francisco Goya a quant à lui reposé au cimetière de la Chartreuse pendant plus de soixante-dix ans. En 1888, son exhumation est en effet ordonnée afin que ses cendres soient transférées à Madrid. Mais une surprise attend les personnalités assistant à l’ouverture du caveau : la dépouille de Goya est incomplète. La tête a disparu. « Parmi les explications avancées, c’est celle de la subtilisation de la tête de Goya pour une étude scientifique qui a été retenue », s’amuse Philippe Prévôt. Ce crâne n’a néanmoins jamais été retrouvé, et ce n’est que dix ans après avoir été placées au dépositoire bordelais que les cendres de Goya ont fini par être rapatriées en Espagne. Et il a fallu attendre 1928 pour que soit bâti au cimetière de la Chartreuse un cénotaphe en hommage à cet artiste incontournable.

Le peintre emblématique du romantisme, Eugène Delacroix, est quant à lui inhumé au Père-Lachaise, à Paris. Mais le cimetière de la Chartreuse accueille néanmoins les cendres de son père, Charles. Député de la Convention et préfet de l’Empire à Bordeaux, Charles Delacroix a été inhumé en 1805 dans une fosse commune. Eugène Delacroix a néanmoins tenu à lui rendre hommage en achetant une concession en 1846, où il a fait installer un buste de son père qu’il avait lui-même conçu. Et ce caveau recèle également la dépouille de Charles-Henry Delacroix, frère du peintre et ancien colonel de l’armée impériale, décédé en 1845.

Le coeur du général

Plusieurs autres militaires bénéficient de sépultures remarquables. Le colonel Deschamps repose ainsi sous une stèle majestueuse. Ce monument exalte les vertus militaires du défunt et cite la plupart des batailles (Ulm, Austerlitz, etc.) où il s’illustra aux côtés de Napoléon Ier. Non loin de là se trouve le tombeau d’un soldat qui, en revanche, devint un adversaire de l’Empereur après avoir combattu à ses côtés : le général Moreau, qui s’était distingué à l’occasion de plusieurs batailles, fut en effet accusé de complot royaliste et dut s’exiler aux Etats-Unis en 1804. Appelé par le tsar de Russie en 1813, pour combattre Napoléon, il décède quelques mois plus tard lors de la bataille de Dresde. Son corps est aujourd’hui enterré à Saint-Pétersbourg, mais son coeur a été rapatrié à Bordeaux afin de lui permettre de reposer dans la sépulture en forme de temple antique où gît également son épouse, la maréchale Moreau, décédée à Bordeaux en 1824.

Les hommes politiques ayant marqué l’histoire de Bordeaux sont omniprésents dans ce cimetière. Député de la Gironde et président de l’Assemblée nationale entre 1818 et 1827, l’avocat Auguste Ravez a bénéficié de la première concession accordée par la ville à un particulier, en 1807 : il souhaitait avoir un lieu où rendre hommage à sa fille. Mais la sépulture aujourd’hui visible sur cette concession a été édifiée à l’occasion de sa propre mort, en 1849. Par ailleurs, le cimetière de la Chartreuse accueille aussi les dépouilles d’Adrien Marquet, maire de Bordeaux entre 1925 et 1944, et de Jean-Fernand Audeguil, maire de Bordeaux entre 1945 et 1947. Celui-ci fut l’un des rares parlementaires à voter contre les pleins pouvoirs accordés au maréchal Pétain, en 1940. Jean-Fernand Audeguil repose dans le dernier sarcophage élevé au sein du cimetière de la Chartreuse, en 1956.

Bordeaux étant par ailleurs située au coeur du vignoble le plus célèbre de la planète, les travées du cimetière de la Chartreuse regorgent de tombeaux de propriétaires viticoles et autres négociants. La dépouille du marquis de la Colonilla, pour lequel fut construite en 1810 la majestueuse résidence du château Margaux, repose ainsi dans un sarcophage monumental. Or le dessinateur de ce tombeau et le concepteur du château Margaux sont un seul et même architecte, Guy-Louis Combes. « A cette époque, il était fréquent que l’architecte de la maison de vie dessine aussi la maison de mort », souligne Philippe Prévôt. A proximité, les pilastres, les chapiteaux et le mur de clôture du tombeau du négociant Chiapella ne sont pas sans rappeler les sépultures antiques de la via Appia, à Rome. La sépulture de la famille Marmiche, des négociants bordelais, constitue quant à elle l’une des plus remarquables chapelles néoclassiques du cimetière. « Il fut un temps où l’on voulait être enterré dans les églises, explique Philippe Prévôt. Mais, dès que cela n’a plus été possible, on s’est mis à recréer l’architecture des églises au sein même des cimetières. » Ville cosmopolite, Bordeaux a en outre toujours accueilli des négociants d’origine britannique. Le monument funéraire le plus ancien du cimetière de la Chartreuse est d’ailleurs celui de l’épouse d’un négociant anglais, Nancy Andrews. Elevé en 1808, ce sarcophage est pourvu de deux inscriptions dédiées à la mémoire de la défunte, l’une rédigée en français, l’autre en anglais.

Outre les propriétaires viticoles et autres négociants, les armateurs aussi ont imprégné l’histoire de cette grande ville portuaire. Parmi les hommes des mers inhumés au cimetière de la Chartreuse figure Pierre Guibert, dont les ateliers de construction navale étaient installés quai Sainte-Croix à la fin du XVIIIe siècle. Sur la face principale de sa sépulture est fixé un médaillon de bronze gravé d’une mâture entourée d’inscriptions mystérieuses : Espérance, Sophie, Mazagran, Amitié, Union... qui sont les noms de l’ensemble des bateaux sortis de ses chantiers navals. Le Bordelais Jean Catherineau a également marqué l’histoire de la navigation en inventant, au XIXe siècle, un système de rivetage destiné à la fabrication des bateaux. Et sa sépulture est assurément la plus terriblement éloquente du cimetière de la Chartreuse ! Elle est en effet surmontée d’une représentation allégorique de la mort qui n’est pas sans rappeler les danses macabres du Moyen Age : assise sur un rocher contre lequel s’est échoué un navire, la mort est en partie recouverte d’un linceul et tient une faux dans la main droite. « Cette sculpture fut exécutée d’après un dessin réalisé par Jean Catherineau lui-même, qui a été découvert après sa mort dans son portefeuille », explique Philippe Prévôt.

L’illustration de la mort sur la sépulture Crozatier est en revanche radicalement différente. « Le tombeau de ce marchand de meubles est surmonté d’une représentation païenne de la mort », souligne Philippe Prévôt. Cette sculpture, réalisée en 1927, est largement inspirée de l’Antiquité grecque : elle figure un nu masculin aux muscles saillants, dont la chevelure et l’épaule gauche sont recouverts d’un voile. L’apparence agnostique de ce mausolée est renforcée par l’absence de signes religieux et, surtout, par les deux inscriptions latines gravées sur son piédestal : « Mors ultima ratio » et « Carpe diem », ce qui peut se traduire par « La mort est la raison finale de tout » et « Mets à profit le jour présent ».

Les multiples stèles du cimetière de la Chartreuse offrent d’ailleurs aux regards des passants de nombreuses épitaphes et autres inscriptions singulières. Certaines sont de véritables cris de désespoir, comme ce « Maman ! maman ? maman... », immortalisé dans un coeur de granit sur une sépulture. D’autres sont des requêtes adressées par le défunt aux vivants : « A mes chers enfants, parents et amis, ici je vous invite au moins une fois l’an. Ce n’est pas trop pour voir l’asile où je repose. Portez-moi quelques fleurs, dites-moi quelque chose [...] », indique une tombe. Mais la plus étonnante de ces inscriptions-la plus sommaire, aussi-se trouve gravée sur le seuil d’une chapelle. Elle indique simplement : « Tout est là. »

Voir l’article sur le cimetière de la Chartreuse


Commentaires

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Les cimetières de Bordeaux
mercredi 12 octobre 2011 à 17h03 - par  bart Sylviane

Combien de temps les sépultures peuvent-elles rester au cimetière juif du cours de l’yser ? ma mère et ma grand-mère y sont enterrées

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Les cimetières de Bordeaux
samedi 4 juin 2011 à 13h48 - par  Mme BREELLE

Bonjour,
je ne retrouve pas l’adresse du cimetière nord à Bordeaux
Mci

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Les cimetières de Bordeaux
lundi 31 janvier 2011 à 09h58 - par  laveau

bonjour
vous ne parlez pas du cimetière nord
de quand date-t-il ?
quelle est son histoire

Les cimetières de Bordeaux
lundi 28 juin 2010 à 13h05

Vous oubliez les cimetières et les personnalités jacobites irlandaises, dont les noms marquent encore certains grands et moins grands crus.... et notamment le cimetière irlandais Mac-Carthy (qui se trouvait en 1889 au 28 rue Saint Louis aux Chartrons ) destiné à unir, dans la mort, les dépouilles de vieilles familles d’Irlande émigrées à Bordeaux.En 1889 on y trouvait encore 6 tombes de Mac Carthy, de Clonard, Lawton, O’Connel, Près d’elles encore, une tombe des Coppinger. Depuis 1828, ce cimetière particulier est interdit. Mais que sont devenus les pierres tombales et les irlandais émigrés ???

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Les cimetières de Bordeaux
mercredi 17 février 2010 à 12h52 - par  Bruno Baverel

Bonjour,
Au cimetière protestant de la rue Judaïque à Bordeaux, j’ai retrouvé la tombe de l’écrivain Jean de la Ville de Mirmont, ami de François Mauriac, tué à Verneuil dans l’Aisne alors qu’il combattait avec le 57ème régiment d’infanterie.

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Les cimetières de Bordeaux
vendredi 15 janvier 2010 à 15h31 - par  laura s.

En faisant des recherches sur internet j’ai également trouvé un cimetière israélite au 47 rue Sauteyron à Bordeaux, pouvez vous me confirmer cela ?
Laura S.

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samedi 4 décembre 2010 à 14h01 - par  Khaïre

Oui il y a bien un cimetière juif rue sauteyron (celui des Avignonnais ! cf. Bordeaux secret et insolite de Philippe Prévôt, p.56)), devenu un repère idéal pour les chats du quartier !

Site web : oui
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vendredi 15 janvier 2010 à 19h53 - par  Marie Beleyme

Pour Laura S.

Il s’agit du cimetière des Avignonnais (inhumations de 1728 à 1805). Il ne se visite pas.

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Les cimetières de Bordeaux
dimanche 6 décembre 2009 à 14h36 - par  Gilbert Gélis

Peut-on avoir l’adresse exacte de l’ancien cimetiere juif portugais... cours de la Marne mais à quel numero ??

Merci

dimanche 6 décembre 2009 à 17h03

Le cimetière est au 105 cours de la Marne.

Marie B.

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