CRAUFURD (CRAWFORD) Quintin (1743-1819)

Père Lachaise - 41ème division
lundi 27 juin 2022
par  Philippe Landru

Au sein de la 41ème division, dans une partie particulièrement pittoresque du cimetière, une grande pyramide [1] attire les touristes. Il y découvrent un nom peu connu et passent leur chemin. Pourtant, l’étude de cette tombe et de ses occupants, que l’on peut suivre au gré des registres, est passionnante.

La très belle porte de la pyramide ne permet aucunement de savoir qui y repose, en dehors de Quintin CRAUFURD (Crawford : 1743-1819). Aristocrate écossais, il fit fortune au service de la Compagnie britannique des Indes orientales puis s’installa à Paris où il se consacra à la culture : il acquit une très belle bibliothèque et se dota d’une collection de peintures, de pièces de monnaie et d’autres objets d’intérêt antique. Il publia plusieurs ouvrages sur l’histoire et la littérature. Il avait épousé en 1811 une courtisane avec laquelle il était en relation depuis plus de 20 ans : Eleanore FRANCHI (1750-1833). Née à Lucques, elle devint danseuse de ballet à Venise et à l’âge de quinze ans épousa Martini, un danseur dans une compagnie de théâtre itinérante, qui mourut peu de temps après. Lors du carnaval de Venise elle rencontra Charles II, duc de Wurtemberg, et devint sa maîtresse. Elle eut deux enfants avec lui, dont Eleonore Franchi (1771-1833). Elle fut également un moment amante de Joseph II, empereur du Saint-Empire, mais fut exilée par sa mère, Marie-Thérèse d’Autriche. À Paris elle épousa un officier irlandais nommé Sullivan et le suivit en Inde. C’est là-bas qu’elle rencontra Quintin Craufurd et devint sa maîtresse avant de retourner en Europe avec lui. A Paris, elle devint la maîtresse d’Axel de Fersen (!) Le couple fut invité à participer à la Fuite de la famille royale qui se termina à Varennes : Quintin Craufurd cacha la voiture, qui devait être utilisée par la famille royale dans son écurie, tandis qu’Eleanore finança l’évasion en fournissant un tiers de l’argent nécessaire. Ils arrivèrent sains et saufs à Bruxelles, tandis que la fuite de la famille royale échouait. Ils revinrent ensuite dans la capitale. En 1792, Axel de Fersen retourna secrètement à Paris pour tenter d’organiser une nouvelle évasion de la famille royale, et il fut caché par Eleanore sous le nom d’Eugen Franchi, son fils illégitime eu avec le duc de Wurtemberg. Aucune autre tentative d’évasion ne put cependant être organisée. Eleanore et Quintin Craufurd quittent la France pour les Pays-Bas autrichiens quelque temps après.

Lorsque Quintin Craufurd mourut en 1819, le cimetière n’avait que 15 ans d’âge : il reposa un temps dans une pièce de son château, puis fut transféré dans cette pyramide une fois terminée. Les registres indiquent bien l’arrivée dans le tombeau de sa veuve en 1833.

La fille naturelle du duc de Wurtemberg et d’Eleanore mourut quelques temps après sa mère, et fut à sa tour inhumée dans le tombeau. Elle avait épousé le comte Grimaud d’Orsay avec lequel elle eut deux enfants : Alfred d’Orsay (1801-1852), dandy et mécène qui repose également sous une pyramide au cimetière de Chambourcy (78), et Anna (1802-1882), qui repose sous cette pyramide comme le signale une plaque discrète sur le haut de la pyramide. Cette dernière épousa Antoine Héraclius-Agénor de GRAMONT, duc de Guiche, puis 9e duc de Gramont (1789-1855). Officier militaire, il devint premier aide-de-camp et premier écuyer du duc d’Angoulême. En 1830, il accompagna les Bourbons proscrits de Rambouillet à Cherbourg, d’où il fut renvoyé à Paris pour mettre ordre aux affaires personnelles du duc d’Angoulême. Il alla ensuite rejoindre ce prince à Édimbourg et le suivit à Prague. En 1833 il rentra en France et se fixa à Versailles. Il prit le titre et le nom de duc de Gramont à la mort de son père (1836). On le voit dans les registres rejoindre le tombeau en 1855.

Le couple eut six enfants : parmi eux, l’aîné Agénor, 10ème duc de GRAMONT (1819-1880) repose également en ce lieu. Etonnante généalogie que celle de ce dernier : arrière-petit-fils par son père de la célèbre marquise de Polignac, gouvernante des enfants de France, et descendant par sa mère des ducs de Wurtemberg et d’une courtisane italienne ! Il hérita a priori de la nature généreuse de sa grand-mère puisqu’il fut l’amant de l’actrice Rachel, de la Païva et de Marie Duplessis, la célèbre Dame aux camélias : cette dernière liaison inspira le roman et la pièce de théâtre d’Alexandre Dumas fils, Agénor de Gramont devenant le personnage d’Armand Duval. Un de ses oncles intervint pour mettre fin au scandale causé par cette liaison et Agénor fut d’abord expédié à Londres, puis à Vienne, où il tomba amoureux d’une Finlandaise, Hilda Arnold, dont il eut peut-être une fille naturelle.

Napoléon III, désireux de se rallier les anciennes familles de la haute noblesse, le nomma, le 22 décembre 1851, ministre plénipotentiaire à la cour de Hesse-Cassel. En 1852, on le nomma ministre de France à la cour de Wurtemberg, avant de le nommer à Turin, le 3 janvier 1853, auprès du roi de Piémont-Sardaigne et de son Premier ministre, Cavour. En 1857, il fut nommé ambassadeur près le Saint-Siège auprès du pape Pie IX : il donna si complète satisfaction dans ce poste qu’en 1861, il obtint la prestigieuse ambassade de Vienne, où il gagna la confiance de l’empereur François-Joseph tandis que sa femme devint une intime de l’impératrice Élisabeth (la fameuse Sissi) ! En 1870, il fut rappelé à Paris pour être nommé ministre des Affaires étrangères : ce fut le point culminant de sa carrière en même temps que la cause de sa perte politique et personnelle. Partisan convaincu d’une alliance avec l’Autriche et l’Italie, il méconnut l’ascension de la Prusse. Lorsque l’Espagne envisagea de porter sur son trône le prince Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, issu d’une branche latérale de la maison royale de Prusse, il fit aux chancelleries étrangères des déclarations d’une rare violence, qui furent à l’origine de l’escalade qui devait conduire à la déclaration de guerre à la Prusse le 18 juillet 1870. Avec la défaite, l’humiliation, l’effondrement du Second Empire, Gramont devint un véritable bouc-émissaire. Il repose également sous cette pyramide.

Il ne fait aucun doute que bien d’autres membres de la famille reposent ici : je me suis limité à ceux dont la notoriété était la plus grande. L’importante descendance d’Agénor compte toutes les plus grandes lignées de l’aristocratie : Clermont-Tonnerre, Rochechouart de Mortemart, la Rochefoucauld, Coigny, Noailles, Poniatowski...


[1Contrairement à ce que l’on pourrait croire, vision fantasmée du Père Lachaise, il y a très peu de pyramides dans ce cimetière. Celle-ci est de loin la plus grande.


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