Pourquoi un site sur les cimetières ?

jeudi 31 janvier 2008
par  Philippe Landru

J’ai encombré mon cerveau de mille détails superflus. Qui me dira à quoi me sert de savoir qu’Elisa Mercoeur fut abandonnée en 1809 devant la porte d’un orphelinat à Nantes, que le sergent Hoff a fini sa carrière comme gardien à l’Arc de Triomphe, que Lachambeaudie était saint-simonien ? A cause de mes œillères, j’ai surtout raté le reste, le petit bagage minimal qui permet de vivre au milieu des autres sans se tromper. Pour avoir négligé l’essentiel, je me retrouve sans défense aucune face au quotidien.

Les expressions des visiteurs d’un jour ne trompent pas : à l’écarquillement de leurs yeux lorsqu’ils réalisent que je passe ici tout mon temps, je comprends que leur monde n’a rien prévu pour moi...

En revanche, qui garderait trace des émotions ressenties à la mort d’un ancien secrétaire d’Etat ou d’un second rôle des années trente ? Moi. Moi qui ne sais pas trier et qui enfourne tout en attendant que ça serve... Je sais qui, quand et où mais ne me demandez pas pourquoi.

citations de Bertrand Beyern, Mémoires d’Entre-tombes, le Cherche Midi, 1997)


Quiconque s’intéresse au Père-Lachaise et prend connaissance de la littérature, forcément spécialisée, dont il a fait l’objet se trouve face aux même superlatifs, devenus convenus à force d’avoir été trop répétés : jardin patrimonial, musée à ciel ouvert, mémoire culturelle de la capitale... Pourtant, ces qualificatifs ne sont que trop exacts, et les règlements intérieurs ont beau répéter que ce cimetière est un champ de repos comme les autres ne disent pas la vérité : la lancinante liste de personnalités qui y sont inhumées, la quantité d’œuvres d’art qui y sont exposées, le nombre sans cesse croissant de visiteurs qui en arpentent les allées rappellent que les cimetières de cette dimension et de cette notoriété sont infiniment plus que des champs de repos. Personne ne s’y trompe : ni les habitués que nous sommes, ni ceux qui viennent de très loin pour le visiter. Encore moins ceux qui s’y font enterrer, ayant payé par la passé parfois fort cher leur mètre carré dans cet enclos...

Ce qui est extraordinaire au Père-Lachaise néanmoins, c’est que malgré cette convergence d’intérêts pour la nécropole, chacun y vient pour des raisons qui lui sont propres. Je ne connais pas deux habitués du cimetière qui partagent exactement les mêmes motivations, les mêmes prédilections, les mêmes personnes d’élection. En dehors des safaris touristiques que nous ne faisons plus, sans doute pour les avoir trop usé, notre rendez-vous avec les morts répondent à des carnets d’adresses différents. Nos aspirations culturelles ou sentimentales ne se nourrissent pas des mêmes humus. Pourtant, tous à notre manière, nous formons une chaîne de « passeurs de mémoire » et laissons à nos successeurs le souvenir sans cesse renouvelé et décortiqué de nos passions de vivants.

Nous vivons une époque paradoxale : alors que partout, les divers « devoirs de mémoire » sont vivement réaffirmés comme une exigence de l’honnête homme qui « apprend de l’histoire » (suprême et vaine fatuité), alors que nous n’avons jamais autant entendu que « connaître son passé est nécessaire pour préparer l’avenir », phrase de plus en plus vide de sens, le « patchwork » culturel de nos sociétés se réduit à quelques noms, quelques dates qui doivent être assimilés comme autant de repères historiques ou moraux. Dès lors, quelle place donner à ces vedettes du Père-Lachaise qui ne sont aujourd’hui plus rien, pas même des noms. Les plaques des cimetières mentent : le temps passe et le souvenir ne dure pas, ou du moins il dure peu...une génération, tout au plus. Et c’est là que le Père-Lachaise est fascinant : il n’est pas notre mémoire, il est la somme des mémoires des générations qui nous ont précédées.

Voilà en quoi nous sommes des ovnis : dans notre volonté aussi farouche qu’inexplicable à refuser cet oubli. Nous acceptons et assumons plus ou moins notre époque, mais nous refusons d’oublier celles de nos devanciers. Nous refusons le tri naturel de l’histoire : les « passeurs de cimetières » se sont égarés dans le temps, où ils sont de tous les temps (généralement, celui qui leur est le plus étranger est justement leur propre époque). Il y a bien sur du passéisme dans tout cela, une nostalgique candeur que l’apparat romantique tente de disculper. Le Père-Lachaise n’est pas fait pour ceux qui veulent aller de l’avant, pour les Rastignac de toute époque : c’est un bagage encombrant, inutile, dangereux même, que de croire qu’il est normal, dans la « vraie vie », de passer son temps à dresser les listes des présidents du Conseil de la Troisième République, celles des ministres, des chansonniers, des découvreurs, des boutiquiers et des putains, des avocats et des truands... Car on ne s’arrête jamais, on veut en savoir toujours plus sur l’univers culturel de ceux qui vinrent avant nous. Nous savons les bonheurs que nous procurent cette quête vaine. Nous l’assumons confusément et continuons à passer, aux yeux de nos proches, au mieux comme des doux dingues.

Connaître « par cœur » le Père-Lachaise : en voilà de la culture ! Pour le quidam lambda, c’est extraordinaire. On ne soupçonne pas les heures de recherches qu’il a fallu pour en arriver là, même si les habitués savent bien qu’on ne peux pas, en une seule vie, appréhender tout ce que ce cimetière à comme complexité. Et la belle affaire que tout cela : quand nos « Bibles » (Langlade, Beyern, Gabrielli...) sont connues sur le bout des doigts, après des milliers d’heures passées à arpenter notre royaume de 44 hectares, après nos propres découvertes, nos rencontres, nos écrits..., il nous reste la vacuité de cette culture obsolète, difficilement partageable (sinon avec nos semblables), jamais véritablement monnayable. Enfin, il faut bien tuer le temps et cette passion en vaut bien une autre. Au jeu des activités utiles, peu de passe-temps tiennent la longueur. Il y a ceux qui font de l’humanitaire, et aident les vivants à ne pas mourir. Nous, nous faisons en sorte que les morts restent un peu vivants. Mais ça n’est pas même remboursable à la sécurité sociale du patrimoine !


Commentaires

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Pourquoi un site sur les cimetières ?
lundi 29 décembre 2014 à 23h56 - par  jp

site intéressant à consulter... je suis tomber dessus en cherchant ou était la tombe de Hubert Deschamps , comédien français que j’appréciais beaucoup...

merci pour l’avoir créer....

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